Extraits de lecture
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Philippe Jacottet
À partir de l'incertitude avancer tout de même. Rien d'acquis, car tout acquis ne serait-il pas paralysie ? L'incertitude est le moteur, l''ombre est la source. Je marche faute de lieu, je parle faute de savoir, preuve que je ne suis pas encore mort. Bégayant, je ne suis pas encore terrassé. Ce que j’ai fait ne me sert à rien, même si ce fût approuvé, tenu pour une étape accomplie. Magicien de l’insécurité, le poète… juste parole de Char. Si je respire c’est que je ne sais toujours rien. Terre mouvante, horrible, exquise, dit encore Char. Ne rien expliquer mais prononcer juste.
Comment recommencer pourtant ? Tout est là. Par quel chemin détourné, indirect ? Par quelle absence de chemin ? À partir du dénuement, de la faiblesse, du doute. Avec l’aide de l’oubli de ce qui fût fait, du mépris de ce qui est fait, ou applaudi, conseillé, ou intimé aux écrivains d’aujourd’hui.
En particulier par défi à l’aplatissement des âmes. Non point les défroques des princes, des chevaliers, mais leur fierté, leur réserve. Il n’est pas de poésie sans hauteur. De cela au moins je suis sûr, et fort de cette assurance à défaut d’une autre force. Mais pas de châteaux : les rues, les chambres, les chemins, notre vie.
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Il y avait deux hommes en Rilke : l’un qui prônait l’amour irréalisé, élan sans but ou dépassant son but, élan pur, et l’autre, plus caché, qui, désespérément résolu à célébrer le terrestre, devait s’efforcer d’inclure dans sa célébration le plaisir ; et qui, ce faisant, devait se heurter au Christ. Mais ce refus du Christ revêt une forme d’une violence si étrange chez ce maître de la nuance, qu’elle parait suspecte, excessivement subjective, liée à quelque trouble inavoué. La question n’en reste pas moins nettement posée, ainsi dans la Lettre du jeune ouvrier écrite, significativement, au moment même où Rilke projetait hors de lui, avec la violence triomphante d’un assouvissement, Les Elégies : « … Et c’est là, dans cet amour qu’avec un intolérable mélange de mépris, de convoitise et de curiosité ils appellent ‘’sensuel’’, c’est là qu’il convient sans doute de rechercher les plus déplorables conséquences de ce rabaissement que le christianisme crut bon de ménager au terrestre ? Là tout est défiguré, refoulé, quoique nous naissions de ce si profond évènement et que nous possédions en lui le centre de nos ravissements. Puis-je l’avouer ? Il m’est de plus en plus incompréhensible qu’une doctrine qui nous met dans notre tort là où la créature tout entière jouit de son droit le plus sacré, qu’une telle doctrine ait le droit de continuer – sinon à jamais s’avérer, du moins à s’affirmer. (…) Pourquoi, si la faute ou le péché devait être inventé à cause de la tension intérieure de l’âme, pourquoi ne l’a-t-on pas fait porter sur une autre partie de notre corps, pourquoi l’a-t-on fait tomber là, attendant que le péché se dissolve en notre source pure pour la troubler et l’empoisonner ? Pourquoi nous as-t-on rendu notre sexe apatride au lieu d’y transférer la fête de nos pouvoirs intimes ? (…) Le mensonge et l’insécurité épouvantables de notre époque ont leur source dans l’impossibilité d’avouer le bonheur du sexe, dans cette culpabilité singulièrement erronée qui s’accroit sans cesse et nous coupe de tout le reste de la nature, même de l’enfant, - et pourtant, comme je l’appris en cette inoubliable nuit, l’innocence de l’enfant ne consiste pas dans le fait qu’il ignorerait, pour ainsi dire le sexe, - ‘’au contraire’’, dit Pierre d’une voix presque neutre, ‘’cet insaisissable bonheur qui s’éveille en un endroit dans la pulpe de l’étreinte est encore répandu anonymement sur tout son corps’’. Pour définir la situation singulière de notre sexualité, on pourrait donc dire : autrefois nous étions partout enfant, maintenant nous ne le sommes plus qu’en un endroit… »
(…)
Mais cette très mystérieuse beauté des corps que l’art chrétien à condamnée, escamotée ou humiliée, pour ne plus nous montrer qu’une Vierge, une Mère un Enfant et ce cadavre, alors que se recueille dans un nu du Titien une lumière dorée plus émerveillante, plus éclairante que celle d’aucun soleil couchant, et cette très mystérieuse réalité qu’est le plaisir à ses moments d’accomplissement où l’on dirait que l’être en même temps monte et descend, sombre et vole, que l’homme un instant devient moins homme pour s’allonger à la fois du côté des dieux et du côté des bêtes, cela qui est immémorial et commun autant que la mort, peut-on admettre que ce soit simplement le péché qu’il fallait l’immolation de l’agneau pour effacer ? Quand le Christ demande à ses disciples, si on les gifle, de tendre l’autre joue, sans doute propose-t-il l’une des seules voies pour changer le mal en bien, mais n’est-ce pas au prix d’une dangereuse inversion de la nature de l’homme ? Si celui-ci s’abêtit frénétiquement aujourd’hui, n’est-ce pas aussi pour se repayer d’une trop longue et trop rigoureuse contrainte ? Et ne peut-on pas alors regretter l’harmonie dont semble témoigner une peinture comme celle de la Villa des Mystères ?