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Extraits de lecture

Denise Le Dantec

Les campagnes heureuses (extraits)

 

La poésie est mon mode d'existence. Il n'y a pas eu de commencement , ni de passage, du moins je ne m'en souviens pas. je me suis toujours sentie de ce côté. Sans prérogative aucune, sinon celle de m'être sentie différente, d'en avoir souffert, d'en souffrir encore. Lorsque je dis "mode d'existence", cela signifie avant tout inquiétude. J'ai toujours été inquiète, vulnérable : ce n'est un privilège ni pour moi ni pour mon entourage. je ne vis pas poétiquement dans le sens où je serais en quête de pure beauté. Je vis poétiquement parce que j'essaie de faire quelque chose de mon inquiétude et de mes fragilités. Je considère cela comme un privilège.

(...)

Je n'y mets ni mon salut ni ma perte, ni mes humeurs ni mes joies. J'y consacre ma vie entière.

 

Jean Onimus

Qu'est-ce que le poétique ? (extraits)

Le poétique est une interruption de l’action, ou plutôt la substitution d’une intense activité intérieure à l’activité pratique. On l’a confondu, tout naturellement, avec une fuite dans l’irréel. En fait c‘est une expérience directe du réel, sans recherche d’explication ou d’utilisation, un regard pur, désintéressé, mais passionné : on ne cherche plus à comprendre, mais à ressentir. Ce n’est pas une réflexion mais un accueil actif. Toute conscience agissante doit prendre du recul pour penser et agir ; à l’inverse, la conscience poétique s’unit, pour ainsi dire amoureusement à ce qu’elle a choisi, La conscience agissante se ferme aux perceptions inutiles, se concentre sur le temps de l’action ; l’autre est réceptive et décontractée ; elle est donc plus naturelle, plus spontanée, plus ouverte, On sait que l’action apporte le bonheur, tout intime, qui ne cherche ni résultat, ni progrès, ni performance, c‘est une activité intense, non une paresse, la présence demande, en effet, un effort plus vif que l’activité normale :

« Bien loin donc de m’apparaître comme une évasion,

la poésie me semblait reprise en main, concentration, accomplissement »

Voilà trois mots bien caractéristiques d’un poète contemporain, Philippe Jaccottet ; ils méritent réflexion, d’abord une reprise en main énergique après la « distraction » qu’impose le travail répétitif, mécanique, centrifugeur ; puis une concentration sur ce qui s’offre aux sens dans l’instant présent ; enfin un accomplissement de l’être, qui s’était réduit à un carrefour de fonctions toutes faites (compétences techniques et rôles sociaux). Cette énergie de présence ne peut se soutenir longtemps, mais elle réussit à percer les masques d’usage dont nous avons revêtu toutes choses, et donc à voir ce qui advient dans sa gratuité d’origine, à écouter ce que l’on a cessé d’entendre, à savourer des couleurs, des parfums, à respirer avec plus de soin l’air de tous les jours et, comme dit René Char, à « se pencher toujours davantage » afin d’être au plus près du réel : en somme un parti pris constant de redécouverte du banal.

(...)

Il n'y a pas d'art véritable qui soit impersonnel : tout créateur se projette dans ce qu'il réalise, non point son individualité sociale et quotidienne, mais ce qu'il y a de plus profond dans sa façon d'être au monde. L'homme est même souvent très différent de son oeuvre, mais, des deux, c'est l'oeuvre qui témoigne. L'homme s'ignore, joue ses rôles, demeure à la surface dans l'instabilité et les contradictions. L'oeuvre émane d'une autre personnalité, plus authentique, où s'exprime un face-à-face non plus avec l'évènement mais (à travers lui) avec l'existence.

(...)

Quand un rêveur parle, demande Bachelard, qui parle, lui ou le monde ?

(...)

Il y a des choses qu'on ne peut ni décrire ni raconter : les mots trahissent. On préfère se taire. De là vient la discrétion du haïku : à peine une suggestion, nul commentaire. Le détail est poétique, mais l'accumulation des détails tournerait au discours. Insister alourdirait. C'est ce qui rend l'hyperréalisme mensonger (et souvent décevant dans la photographie). Quand on ne peut plus distancier, c'est-à-dire situer en quelque façon "au-delà" du réel, on n'a plus qu'un document, exact, utile, mais "la vérité" l'a abandonné. Car la vérité poétique ne coïncide pas avec l'objectivité. Elle est ailleurs, à l'intérieur, dans l'intact, dans l'inexploré des choses et des êtres. C'est là que l'artiste pénètre: il y rencontre l'étrange, une surréalité qui le fascine.

L'exact rend possible le fonctionnement des machines; plus les mécanismes sont ingénieusement agencés, plus la rigueur devient indispensable : le moindre "bug" a des effets catastrophiques. l'exact est donc la condition d'une civilisation technicienne comme la nôtre, sans cesse menacée par un chaos qui serait sa mort. Or le poétique est allergique à l'exact qui machinise l'existence : le poétique aime la lenteur, l'aventure, l'espoir d'arriver tard en un sauvage lieu. Les horaires, la tension des correspondances, la vitesse gênent les poétisations. Il est évident que la marche à pied ou le vélo sont plus riches poétiquement que le temps vide d'un métro ou d'un TGV. Plus on comprime le temps, plus il se vide de substance humaine et devient abstrait. Par contre plus on le rend poreux, plus il aspire le poétique. L'exactitude dans le comportement a un effet sur les mentalités. Nous aimons les projets bien programmés, les idées claires, les raisonnements sans faille; les divagations nous horripilent. Nous comptons sur l'école pour développer le goût des méthodes efficaces et préserver les jeunes esprits du confus et du douteux.

Or ce dont nous traitons ici, qui est global, donc vague, ne peut être analysé: seulement suggéré. Nous tournons, par diverses approches, autour d'une expérience réelle mais élusive, dont nous avons certes conscience, qui nous touche de près, que nous partageons avec d'autres, mais qu'il est impossible de définir nettement

(...)

Rien  ne donne mieux à percevoir ce nuage changeant d'inconnaissance et d'émerveillement que la musique. Elle ne dit rien, mais en même temps, elle dit tout, tout ce que la parole ne peut atteindre, et ce n'est pas un hasard si la poésie y a son point d'origine. Expression synthétique, la musique épouse, anime, module le poétique. Les critiques musicaux s'impatientent encore plus que les critiques littéraires en présence de messages tellement pénétrants et personnels que chacun les perçoit de façon différente. Messages qui, à chaque audition, tout comme un poème, suscitent de nouvelles "connotation", messages sans frontières, auxquels pourtant nous répondons par une intense création intime. Nous nous sentons immergés dans l'indicible, c'est à dire dans la réalité profonde de nos consciences, exactement comme sous l'effet exaltant de ces "partitions" extérieures que sont pour nous les paysages, les visages ou les œuvres d'art.

Cette perception poétique"informelle" compose pour nous la musique du monde : privés d'elle, nous risquons d'ignorer ce qu'il y a de plus précieux dans l'expérience humaine; nous restons au-dehors de nous-mêmes et de la réalité profonde. Au contraire, d'une expérience poétique et musicale nous émergeons avec l'impression d'avoir vécu un instant de vie plus dense. dans ces moments-là, nous éprouvons le sentiment d'un accomplissement de notre être. La musique nous aide à pénétrer en nous-mêmes et, avec le poétique, nous réalisons grâce à un contact étroit avec le monde que nous n'étions jamais plus vivants, plus réels, plus certains de notre réalité et de la réalité du monde, dit Philippe Jaccottet. C'est le point de la réalité la plus forte, la plus dense, ajoute-t-il. Qu'est-ce qu'un point de communion, de plénitude et de densité sensible ? C'est quand le monde sur toute son étendue se (change) en un chant*, quand toute réalité rencontrée se met à vibrer sourdement en nous et, ajoute le poète, se change en maison, s'intériorise au point d'absorber l'extériorité en une expérience globale, immédiate, un état, disait Valéry, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, dont le seul caractère est de ne correspondre à aucun terme fini de notre expérience. Ce qui ne ressemble à rien ne saurait être mis en langage intelligible !

(...)

Dans l'oeuvre d'art, l'artiste nous fait découvrir des essences.  Il a parcouru la moitié du chemin puisqu'il a d'abord choisi, senti, profondément participé à ce qu'il nous donne à voir. Il dirige notre regard et l'oblige à percer les apparences. Il nous procure ainsi des "essences", à condition que nous nous donnions la peine d'accueillir son oeuvre. La montagne Sainte-Victoire a précédé Cézanne, mais il nous a appris à la voir, à ressentir l'essence changeante et stable de ce bloc de calcaire et de lumière; Monet s'interpose entre l'étang aux nymphéas et ce que nous en voyons. L'artiste nous ouvre les yeux, nous prend par la main et nous guide jusqu'au poétique.

(...)

* Philippe Jaccottet, Éléments d'un songe

(suite demain ou plus tard)

 

 

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