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Christian Garcin

Lire est une activité égoïste, mais elle est aussi généreuse. Elle associe le repli et le partage muet. Elle permet d'expérimenter de minuscules et bouleversantes épiphanies par le seul fait d'arpenter mentalement des territoires à la fois inconnus et familiers balisés par d'autres, qui s'adressent à nous à travers les siècles et les langues parfois, en nous révélant une part de nous-mêmes à laquelle nous n'avions pas accès.

 

 

David Collin

 

L'intensité n'est pas dans l'accélération du mouvement. Elle est dans le ralentissement de l'interprétation, dans l'élargissement des perceptions, des espaces où le temps est plus élastique et vivant. En cela lire, c'est ouvrir des brèches, faire mine de maîtriser le temps en inventant des dimensions parallèles.​

(...)

Un livre est un lieu pour soi, le socle d'une évasion. Lire, c 'est s'élever dans les airs. Comme dans cette scène extraordinairement romantique du Patient anglais, où le lieutenant Singh soulève Hana avec une corde vers les hauteurs d'une église italienne, torche en main, et lui fait découvrir les fresques cachées dans l'obscurité. Cette forme d'extase préserve de toutes les maladies. Vivre plus, c'est reconnaître la complexité du vivant, sonder les strates infinies de l'intériorité, sortir de soi en divaguant, flâner, lire, se laisser entraîner dans des dimensions que notre corps seul ne parviendrait pas à tutoyer. La véritable « augmentation » de l'homme n'est pas technologique. Elle est dans l'exploration intérieure, la culture du lien, la curiosité, l'observation, l'écoute, l'attention à l'autre, la lecture.

 

 

 

Christian Bobin. L'épuisement

Tout le monde est contraint de trouver de l’argent pour vivre. Personne n’est obligé d’écrire (de peindre, de photographier*). Cette absence de contrainte apparente plus l’écrivain (le peintre, le photographe : l’artiste*) à un enfant qui joue, qu’à un homme qui travaille – même si le jeu est nécessaire à la vie pour continuer d’être vivante. S’il y a un lien entre l’artiste et l’humanité, et je crois qu’il y a un lien, et je crois que rien de vivant ne peut être crée sans une conscience obscure de ce lien là, ce ne peut être qu’un lien d’amour et de révolte. C’est dans la mesure où il s’oppose à l’organisation marchande de la vie que l’artiste rejoint ceux qui doivent s’y soumettre : il est comme celui à qui on demande de garder la maison, le temps de notre absence. Son travail c’est de ne pas travailler et de veiller sur la part enfantine de notre vie qui ne peut jamais rentrer dans rien d’utilitaire.

Lire par exemple c’est une des manifestations les plus simples de l’intelligence, cela n’a rien à voir, absolument rien à voir avec la culture. Lire c’est faire l’épreuve de soi dans la parole d’un autre, faire venir de l’encre par voie de sang jusqu’au fond de l’âme et que cette âme en soit imprégnée, manger ce qu’on lit, le transformer en soi et se transformer en lui. (…) Toute lecture qui ne bouleverse pas la vie n’est rien, n’a pas eu lieu, n’est pas même du temps perdu, est moins que rien."

Jean Mambrino - Libres propos sur la littérature et la lecture

Le meilleur ouvrage est celui qui garde son secret le plus longtemps.

Pendant longtemps on ne se doute même pas qu’il a son secret.

Paul Valéry

Je voudrais offrir quelques pensées sur la littérature et sur le secret de la lecture profonde. Non pas un développement académique (ou professoral), mas des notes légères, vives, cursives, afin que la pensée s’introduise dans les blancs du texte, le non-dit qui le sous-tend, les interruptions de chaque paragraphe.

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Et d’abord une réflexion sur les citations (puisque mes propos en sont tissés) dont l’art consiste précisément à faire de la lecture une création. « Chaque fois qu’il faisait une citation, il demandait qu’on veuille bien pardonner son manque d’originalité. Voilà qui est bien suspect… Les citations faites par Montaigne rempliraient à elles seules un volume. Et Montaigne ne songeait pas à demander qu’on lui pardonne.1 » En quoi la distance entre écrire et citer serait-elle incommensurable, puisque les mots, lorsqu’on écrit (rappelle Hohl), sont déjà là ? « Si l’on prend suffisamment de recul, l’art de citer n’apparaît pas plus facile que l’art d’écrire. Deux citations juxtaposées suffisent déjà pour esquisser une figure spécifique. 2 » Mes choix sont donc non seulement une réflexion critique, mais une recréation par combinaison nouvelle d’atomes pensants, un art de lire en acte. « Si tu savais ce que je jette, tu admirerais ce que je garde. 3 »

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Il me faut ensuite souligner cette accablante obsession du nombre, qui se présente comme un témoignage de la vérité ou de la perfection (voir audimat, sondages, tirages). « Songer à ce qu’il faut pour plaire à trois millions de lecteurs. Paradoxe : il en faut moins que pour ne plaire qu’à cent personnes exclusivement.4 » Cette obsession du nombre de lecteurs est ce qui est le plus étranger à un véritable écrivain. Il ne désire pas être connu mais communiquer avec son double, l’autre, capable à la fois de le juger et de le comprendre (au sens claudélien du mot : prendre avec soi). Le grand poète américain Wallace Stevens notait : « One does not write for any reader except one.5 » C’est à celui-là qu’il pense, s’il pense à un lecteur (et il n’y pense pas).

Rien d’étonnant à cela, car cet écrivain-là écrit sous la pression d’une profonde exigence intérieure, mettant sa vie en jeu. Le mélange de patience, de rigueur, d’insatisfaction dévorante qui le meut implique, pour que l’œuvre s’accomplisse, un travail proprement spirituel. Si je me laissais aller je vous citerais Plotin, pour qui l’amour de la Forme – de la Beauté – naît du désir du Sans-Forme. Mais simplement Valéry : « Je n’écris, je n’écrirai pas pour des gens qui ne peuvent pas me donner une quantité de temps et qualité d’attention comparables à ceux que je leur donne. » D’où : « J’aime mieux être lu plusieurs fois par un seul qu’une seule fois par plusieurs. » C’est pourquoi (suivant Hohl) « le plus c’est celui qui se soucie le moins du lecteur, parce qu’il est absolument sûr d’en avoir un ». Tels furent Montaigne, Hölderlin, et le dernier Goethe (le meilleur selon Hohl). Il s’agit pour l’artiste de rassembler ses forces afin d’atteindre à la seule relation plénière qui lui soit possible : relation avec un être unique, invisible et visible, existant ou non, futur ou non. « Avec son lecteur inouï6. » Ce que confirme Goethe lui-même : « La plus grande marque de respect qu’un auteur puisse témoigner à son public, c’est de ne jamais fournir ce qu’on attend de lui, mais de donner toujours ce qu’il tient lui-même pour juste et utile, en fonction de son niveau et de celui d’autrui7. »

2. Ludwig Hohl, Notes ou De la réconciliation non prématurée

3. Paul Valéry, Cahiers II

4. Paul Valéry, Œuvres II

5. W. Stevens, Opus Posthumous

6. L. Hohl

7. Goethe, Maximes et Réflexions

8. P. Valéry, Œuvres II

Extraits de lecture

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