Alain Badiou. Éloge de l'amour
La philosophie est donc disposée dans une grande tension. D’un côté, une espèce de soupçon rationnel jeté sur l’amour comme extravagance naturelle du sexe. De l’autre, une apologie de l’amour souvent proche de l’élan religieux. Avec comme arrière-plan le christianisme, qui est quand même une religion d’amour.Jacques Lacan nous rappelle que dans la sexualité, en réalité, chacun est en grande partie dans sa propre affaire, si je puis dire. Il y a médiation du corps de l’autre, bien entendu, mais en fin de compte, la jouissance sera toujours votre jouissance. Le sexuel ne conjoint pas, il sépare. Que vous soyez nu, collé à l’autre, est une image, une représentation imaginaire. Le réel, c’est que la jouissance vous emporte loin, très loin de l’autre. Le réel est narcissique, le lien est imaginaire. C’est dans l’amour que le sujet va au-delà de lui-même, au-delà du narcissisme. Dans le sexe vous êtes au bout du compte en rapport avec vous-même dans la médiation de l’autre. L’autre vous sert pour découvrir le réel de la jouissance. Dans l’amour, en revanche, la médiation de l’autre vaut pour elle-même. C’est cela la rencontre amoureuse.La conception fusionnelle de l’amour : les deux amants se sont rencontrés et quelque chose comme un héroïsme de l’Un a eu lieu contre le monde. On remarquera que, très souvent, dans la mythologie romantique, ce point de fusion conduit à la mort. Il y a un lien intime et profond entre l’amour et la mort, dont le sommet est sans doute le Tristan et Isolde de Richard Wagner, parce qu’on a consumé l’amour dans le moment ineffable et exceptionnel de la rencontre et qu’après on ne peut plus rentrer dans le monde qui reste extérieur à la relation.Il y a bien sûr une extase des commencements, mais un amour, c’est avant tout une construction durable. Disons que l’amour est une aventure obstinée. Le côté aventureux est nécessaire, mais ne l’est pas moins l’obstination.Par « durée » il ne faut pas entendre principalement que l’amour dure, qu’on s’aime toujours ou pour toujours. Il faut entendre que l’amour invente une façon différente de durer dans la vie. Que l’existence de chacun, dans l’épreuve de l’amour, se confronte à une temporalité neuve.Je connais, je crois, comme à peu près tout le monde, la force, l’insistance, du désir sexuel. Mon âge ne me l’a pas fait oublier. Je sais aussi que l’amour inscrit dans son devenir la réalisation de ce désir. Et c’est un point important, parce que comme toute une littérature très ancienne le dit, l’accomplissement du désir sexuel fonctionne aussi comme une des rares preuves matérielles, absolument liée au corps, de ce que l’amour est autre chose qu’une déclaration. La déclaration du type « je t’aime » scelle l’événement de la rencontre, elle est fondamentale, elle engage. Mais livrer son corps, se déshabiller, être nu pour l’autre, accomplir les gestes immémoriaux, renoncer à toute pudeur, crier, toute cette entrée en scène du corps vaut preuve d’un abandon à l’amour. C’est tout de même une différence essentielle avec l’amitié. L’amitié n’a pas de preuve corporelle, de résonance dans la jouissance du corps. C’est pourquoi elle est le sentiment le plus intellectuel, celui que ceux des philosophes qui se méfient de la passion ont toujours préféré. L’amour, surtout dans la durée, a tous les traits positifs de l’amitié. Mais l’amour se rapporte à la totalité de l’être de l’autre, et l’abandon du corps est le symbole matériel de cette totalité. On dira : « mais non ! c’est le désir, et lui seul, qui fonctionne alors. » Je soutiens que, dans l’élément de l’amour déclaré, c’est cette déclaration, même si elle est encore latente, qui produit les effets de désir, et non directement le désir. La cérémonie des corps est alors le gage matériel de la parole, elle est ce à travers quoi passe l’idée que la promesse d’une réinvention de la vie sera tenue, et d’abord au ras des corps. Mais les amants savent, jusque dans le plus violent délire, que l’amour est là, comme un ange gardien des corps, au réveil, au matin, quand la paix descend sur la preuve de ce que les corps ont entendu la déclaration d’amour. Voilà pourquoi l’amour ne peut être, et n’est pour personne, sinon les idéologues intéressés à sa perte, un simple habillage du désir sexuel, une ruse compliquée pour que s’accomplisse la reproduction de l’espèce.Déclarer l’amour, c’est passer de l’événement-rencontre au commencement d’une construction de vérité. C’est fixer le hasard de la rencontre sous la forme d’un commencement . et souvent ce qui commence là dure si longtemps, est si chargé de nouveauté et d’expérience du monde que, rétrospectivement, cela apparaît non plus du tout comme contingent et hasardeux, comme au tout début, mais pratiquement comme une nécessité. C’est ainsi que le hasard est fixé : l’absolue contingence de la rencontre de quelqu’un que je ne connaissais pas finit par prendre l’allure d’un destin. La déclaration d’amour est le passage du hasard au destin, et c’est pourquoi elle est si périlleuse, si chargée d’une sorte de trac effrayant. La déclaration d’amour, d’ailleurs, n’a pas lieu forcément une seule fois, elle peut être longue, diffuse, confuse, compliquée, déclarée et re-déclarée et vouée à être re-déclarée encore. C’est le moment où le hasard est fixé. Où vous vous dites : ce qui s’est passé là, cette rencontre, les épisodes de cette rencontre, je vais les déclarer à l’autre. Je vais lui déclarer qu’il s’est passé là, en tout cas pour moi, quelque chose qui m’engage.
(…)
Mais c’est (la déclaration) toujours pour dire : ce qui était un hasard, je vais en tirer autre chose. Je vais en tirer une durée, une obstination, un engagement, une fidélité.
Parce que, au fond, c’est ça l’amour : une déclaration d’éternité qui doit se réaliser ou se déployer dans le temps. Son but (la politique) est de savoir de quoi le collectif est capable, ce n’est pas le pouvoir. De la même manière, dans l’amour, le but est d’expérimenter le monde du point de la différence, point par point, ce n’est pas d’assurer la reproduction de l’espèce. C’est l’égoïsme qui est l’ennemi de l’amour, non le rival. On pourrait dire : l’ennemi principal de mon amour, celui que je dois vaincre, ce n’est pas l’autre,, c’est moi, c’est le « moi » qui veut l’identité contre la différence, qui veut imposer son monde contre le monde filtré et reconstruit dans le prime de la différence. Seul l’art restitue ou tente de restituer complètement la puissance intensive de l’événement. Seul l’art restitue la dimension sensible de ce que sont une rencontre, un soulèvement, une émeute. L’art, sous toutes se formes, est la grande pensée de l’événement comme tel. Une grande peinture, c’est la saisie, par des moyens qui lui sont propres, de quelque chose qui n’est pas réductible à ce qui est montré. L’événement latent vient, si l’on peut dire, trouer ce qui est montré. Il y a un travail de l’amour, et non pas seulement un miracle. Il faut être sur la brèche, il faut prendre garde, il faut se réunir, avec soi-même et avec l’autre. Il faut penser, agir, transformer.
Aimer, c’est être aux prises, au-delà de toute solitude, avec tout ce qui du monde peut animer l’existence. Ce monde, j’y vois, directement, la source qu’être avec l’autre me dispense. « Je t’aime » devient : il y a dans le monde la source que tu es pour mon existence*. Dans l’eau de cette source, je vois notre joie, la tienne d’abord.
Eros - Lou Andréa Salomé
Et c’est pourquoi les premiers instants d’une ivresse amoureuse, dans la lumière incertaine,, vacillante, de ces débuts, ne possèdent pas seulement un charme indicible mais aussi une violence, si singulièrement féconde dans son déchaînement, qui bouleverse l’être entier et fait vibrer l’âme entière, telle qu’elle ne s’animera plus guère ensuite.
(...)
Bien sûr, après ce dévoilement réciproque qui a si dangereusement révélé les amants l’un à l’autre, il peut encore survenir une longue période de profonde sympathie ; elle n’a toutefois rien de commun avec le sentiment qui la précédait, ni dans sa nature, ni dans sa teinte, et on constate fréquemment ce fait caractéristique que, malgré tout ce qu’elle contient d’amitié sincère, elle grouille de moments d’agacement mesquin. Pis encore : la répétition de ce qui jadis nous charmait par mille détails menus a désormais un effet tout simplement irritant, au lieu de nous laisser au moins indifférents, comme cela se produirait entre deux humains qui, de prime abord, n’eussent été qu’amis. Et apparaît après coup, le fait désagréable que ce n’est pas du tout notre semblable, notre symétrique qui nous excitait érotiquement, mais que nos nerfs vibraient du désir d’un monde étranger, dans lequel nous ne pourrons jamais nous sentir chez nous, comme dans notre propre vie quotidienne, confortable et banale.
(...)
L’amour-propre dans l’amour, ne s’élargit pas en compassion et en douceur ; bien au contraire, il se resserre, se renforce, s’aiguise en une dangereuse arme de conquête. Mais cette arme ne tente pas d’imposer ce que nous faisons tous, lorsque nous exploitons au seul bénéfice de notre égoïsme hommes ou choses : elle ne sert pas à mutiler, dans l’objet qui nous attire, ce qui donne un but à son être, à le châtrer de sa splendeur et de sa richesse ; mais seulement à le conquérir, pour qu’ensuite nous le mettions en valeur, nous l’estimions, nous l’idolâtrions, de toutes les manières possibles, nous le hissions sur le trône et lui servions de marchepied. C’est ainsi que l’amour, sous sa forme d’Eros, contient en lui tous les excès, et de l’égoïsme et de la bienveillance, l’un et l’autre transmués en passions et fusionnés en un unique sentiment, quels que soient leurs contrastes. On dirait qu’il se produit dans notre vie secrète comme une délicate fêlure, par laquelle nous parvenons à sortir de nous-mêmes, à nous élancer, ivres et d’un pas incertain, vers tout ce qu’il y a de vie débordante autour de nous, au moment même où nous sommes en proie au plus passionné des égoïsmes ;
(...)
Mais cette concentration et cet approfondissement de notre Moi le plus secret aboutit en nous à une telle densité d’être que nous sommes, pour ainsi dire, contraints de déborder hors de nous-mêmes, de sortir de nous en nous heurtant à l’être que nous aimons. C’est contre lui, pressée et concentrée par son contact, que se décharge, comme un flot libérateur, la totalité de nos forces, en une sortie féconde hors de nous-mêmes. L’amant se sent invincible, et capable de défier le monde entier, comme s’il avait effectivement conquis le monde, dans cette étreinte profonde entre son être propre et quelque chose qui l’a attiré comme s’il contenait en lui toutes les magnifiques possibilités et étrangetés de l’univers. Or ce sentiment n’est que le revers psychique de l’événement corporel dont les conséquences ultimes amènent en effet l’homme à sortir de lui-même, à se dépasser, tout en s’affirmant et se frayant sa voie avec plus d’énergie que jamais : dans la passion d’amour, s’il s’unit à un être tout étranger à lui, ce n’est pas pour renoncer à lui-même mais pour se surpasser encore, et pour transmettre son ardeur à un être nouveau, son enfant.
(...)
Aussi n’a-t-on pas tort de dire que tout amour rend heureux, y compris le malheur en amour. Il faut apprécier la justesse de ce principe sans la moindre concession au sentimentalisme, et sans tenir compte de l’objet aimé, simplement et uniquement comme bonheur d’aimer, en lui-même, lequel dans son exaltation solennelle allume en nous, jusqu’au recoin le plus secret de notre être, cent mille cierges.
(...)
..bien que nous imaginions être tout pleins de l’autre, nous ne le sommes, en fait, que de notre propre état d’âme, incapables que nous sommes, plus que jamais, telle est notre ivresse, de nous intéresser véritablement aux qualités de n’importe qui.
(...)
…la passion amoureuse est notre entrée la plus profonde en nous-mêmes.L’objet aimé, quand à lui, n’y est contenu que comme l’occasion qui met en mouvement un tel univers.
Extraits de lecture