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Georges Steiner  : Le silence des livres (Extraits)

 

Le nombre d'êtres humains qui, en un moment donné et dans une société donnée, tiennent réellement à la littérature, à la musique et aux arts plastiques, dont l'amour comporte un investissement et une ouverture de l'être vraiment personnels, est peu élevé. Ou, si l'on veut être plus précis là où la précision est chose essentielle : l'individu ordinaire qui visite les musées, lit de temps à autre des poèmes ou des livres exigeants, assiste aux concerts de musique classique et moderne - ou les écoute sur disque et à la radio - participe à un rite de rencontre et de réponse qui, après un certain nombre d'années d'éducation secondaire et peut-être universitaire dans laquelle on a défini la fonction culturelle et sociale d'une telle rencontre, témoigne moins de l'engagement personnel que des conventions. De plus, dans de nombreuses sociétés cette participation elle-même ne met en jeu que les privilégiés. Si on donne à l'immense majorité de l'humanité la liberté de choisir, elle préférera à Eschyle le football, les séries télévisées ou la loterie. Prétendre le contraire, édifier des programmes pour une civilisation plus humaine fondée sur une amélioration de l'éducation des masses - de telles projections didactiques sont à l'oeuvre dans le libéralisme jeffersonien et arnoldien, ni plus ni moins que dans le marxisme-léninisme - relève de l'hypocrisie. Les individus qui, dans la réalité des choses, engendrent le canon, qui reconnaissent, élucident et transmettent l'héritage des letrrés dans le domaine de la création textuelle, artistique et musicale ont toujours été, et sont encore, une poignée.

C'est à des fins de confrontation, d'affrontement au sens littéral, que nous communiquons avec des mots, que nous extériorisons formes et couleurs, que nous émettons des sons organisés sous forme de musique. Les "Milton muets et sans gloire" (Thomas Gray) sont certainement possibles au sens concret où des circonstances personnelles et sociales peuvent bâillonner, voire effacer des textes, des tableaux, des compositions, où une fortune contraire ou l'abnégation peuvent garder enfouies des œuvres de valeur. Mais en règle générale, le poète n'est pas muet. Quelle que soit sa stature, le poème parle; il parle à haute voix; il parle à quelqu'un. Le sens, le mode d'existence de l'art, de la musique et de la littérature relèvent de l'expérience de notre rencontre avec l'autre. Toute esthétique, tout discours critique et herméneutique est une tentative de clarifier le paradoxe et le côté obscur de cette rencontre, ainsi que ses félicités. L'idéal d'un écho total, d'une réception transparente.

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Les diversités sans fin de la mise en forme et de la construction stylistique correspondent aux diversités sans fin des modes que revêt notre rencontre avec l'autre.

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Les peintures rupestres sont des rites talismaniques et propitiatoires dont le but est de faire de la rencontre avec l'étrangeté et la menace grouillante des présences vivantes une source de reconnaissance et de profits mutuels. Les merveilles de mimesis que l'on observe dans la représentation des bisons sur les parois de la grotte de Lascaux sont des sollicitations : il s'agit d'attirer la force brutale et obscure de l'"être-là" du non-humain dans l'embuscade lumineuse de la représentation et de la compréhension. Toutes les représentations jusqu'aux plus abstraites impliquent un rendez-vous d'intelligibilité, ou du moins une atténuation de l'étrangeté, par l'observation d'une forme délibérée. L'appréhension (la rencontre avec l'autre) signifie à la fois peur et perception. Le continuum entre ces deux éléments, la modulation de l'un à l'autre sont à la source de la poésie et des arts.

Mais si une grande partie de la poésie, de la musique et des arts plastiques cherche à "enchanter" - et nous ne devons jamais ôter à ce mot son aura magnétique - une grande partie aussi - et il s'agit d’œuvres particulièrement fortes - cherche à rendre par certains aspects l'étrangeté plus étrange. Elle désire nous enseigner l'énigme inviolée de l'altérité des choses et des présences animées.

La peinture, la musique, la littérature et la sculpture de valeur nous rendent tangibles, comme ne le fait aucun autre moyen de communication, l'instabilité.

 

 

Georges Steiner :

Réelles présences - Les arts du sens. (Extraits)

 

Toute forme sérieuse d'art, de musique, de littérature, est un acte critique. Qu'il soit réaliste, fantastique, utopique ou satyrique, l'univers que construit l'artiste s'affirme contre le monde tel qu'il est. les moyens esthétiques représentent des interactions concentrées, sélectives entre les contraintes du monde observé et les possibilités sans bornes de l'imagination. une combinaison aussi intense d'observation et de spéculation est - toujours - une critique. Elle proclame que les choses peuvent être (ont été, seront) différentes.

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Les obstacles qui se dressent devant une critique des arts plastiques et de la musique digne de ce nom tiennent à l'essence même des œuvres. Qu'a le langage, tout adroitement qu'il soit manié, à dire en regard de la phénoménologie de la peinture, de la sculpture ou de la structure musicale ? Comment le modus operandi d'un tableau ou d'une sonate peut-il, tout simplement, être verbalisé ?Même dans la plus réputée des critiques universitaires des arts plastiques ou de la musique, on ressent la prédominance d'un bavardage distingué, le pathos d'une absurdité fondamentale (ontologique).

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Le seul discours qui arrive quelque peu à portée de la matérialité, le seul qui nous apprenne à entrevoir quelque chose de ce qui, en dernière instance, doit demeurer informulé, ce sont les notations faites par les artistes et les artisans eux-mêmes.

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L'étymologie du mot originalité doit attirer notre attention. Elle évoque les "commencements", une "instauration", un retour, de substance et de forme, aux origines. En relation directe à leur originalité, à leur force spirituelle et formelle d'innovation, les inventions esthétiques sont "archaïques". Elles portent en elle la vibration d'une lointaine source.

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Étant des plus métaphysiques dans ses intonations, allant au plus profond de la nuit éclairée de la psyché, la musique est aussi le plus charnel des actes de significations. Celui qui laisse le plus de traces somatiques.

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Nous frappons aveuglément aux portes de la turbulence, de la créativité, de l'inhibition à l'intérieur de la terra incognita de notre propre moi. et ce qui est encore plus dérangeant : nous pouvons d'une manière que la raison ne peut presque pas supporter, être étrangers à ceux que nous désirons connaître le mieux et ceux par qui nous désirons être le mieux connus et démarqués.

Avec plus de force que tout autre acte, que tout autre témoignage, la littérature et les arts nous parlent du caractère obstiné de l'impénétrable, de l'étranger absolu en face de quoi nous nous trouvons dans le labyrinthe de l'intimité. Ils nous parlent du Minotaure qui est au cœur de l'amour, des relations de parenté, de la confiance la plus absolue. ce sont le poète, le compositeur, le peintre, ce sont le penseur, religieux et métaphysicien qui donnent à leurs découvertes persuasion et forme, qui nous apprennent que nous sommes des monades hantées par la communion.

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L'idée fondamentale de l'artiste qui veut que l'oeuvre qu'il a produite survive après sa mort, la vérité existentielle qui démontre que la littérature, la peinture, l'architecture et la musique de valeur ont réellement survécu à leurs créateurs, ne sont pas accidentelles ou un témoignage du narcissisme de l'artiste. C'est l'intensité lucide de la rencontre avec la mort qui engendre dans les formes esthétiques cette affirmation de la vitalité, de la présence vivante, qui distingue la pensée et le sentiment sérieux du banal et de l'opportuniste.

(..)

L'éveil, l'enrichissement, la complication, l'obscurcissement, la mise en question de la sensibilité et de la compréhension qui découlent de notre expérience de l'art, sont gros d'action potentielle. La forme est la racine de l'exécution. En un sens entièrement fondamental et pragmatique, le poème, la statue, la sonate, ne sont pas tant lu, contemplé ou écouté qu'ils sont vécus. La rencontre de l'esthétique est, de même que certains modes d'expérience religieuse et métaphysique, l'injonction la plus pénétrante à la transformation dont dispose l'expérience humaine.

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Je recherche une catégorie manifestement intelligible - et difficilement exprimable- dans laquelle la courtoisie, la morale, la confiance perceptive peuvent être vues comme n'étant rien d'autre que la quintessence du sens commun. 

L'agent informant ici est le tact, les manières dont nous nous permettons ou non de toucher ou de ne pas toucher, d'être touchés ou de ne pas être touchés par la présence de l'autre (la parabole de Saint Thomas au jardin cristallise les multiples mystères du tact). Les enjeux sont ici de l'ordre de la civilité (un mot gros de sens dont la force ne nous est plus perceptible) envers la saveur intérieure de choses.

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En résumé, je cherche à définir une notion aussi claire que le jour et pourtant aussi élusive et vulnérable que toute autre dans les finesses de la psychologie. C'est à la fois une rubrique courtoise et quelque chose d'aussi banal qu'une poignée de main.

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"Courtoisie de l'esprit", "scrupule de perception", "politesse de l'intelligence" sont de grossières approximations. Mais elles sont trop spécialisées. La syntaxe hésite devant "le cœur et son sens commun". Ce que nous devons appliquer, avec une clarté sans compromis, à l'oeuvre d'art, au texte, à l'oeuvre musicale, c'est une éthique du sens commun, une courtoisie qui soit à la fois des plus solides et des plus raffinées.

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Je tiens pour un fait moral et pragmatique que le poème, le tableau, la sonate, sont plus importants que l'acte de réception, de commentaire, d'évaluation.

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Le texte premier - le poème, le tableau, le morceau de musique - est un phénomène de liberté. Il peut exister ou non.

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La négation déconstructrice et les promesses de la psychanalyse nous rappellent les circularités, les processus de régression à l'infini qu'implique toute évocation des motifs de l'écrivain ou de l'artiste, ou de ses intentions déclarées. Les structures du langage, les formalisations des arts plastiques et de la musique relèvent de l'indéterminé. Les intentionnalités, même lorsqu'elles sont le plus manifestement de l'ordre de l'aveu ou du programme, sont des stratégies rhétoriques et grammatologiques. Elle "attrapent" le moi et le monde, et nous ne pouvons pas échapper aux connotations de duplicité libérée ou subconscientes inhérentes à ce verbe. En dernière analyse, la liberté que nous rencontrons lorsque nous lisons le poème, voyons le tableau, entendons la musique, est impénétrable. Elle peut même venir vers nous dans un esprit de défense hermétique, de camouflage, de mystification délibérée. Le "trompe-l’œil" est une possibilité non seulement technique, mais ontologique. C'est la force même de la déclaration d'intentions, ce que Keats appelait le dessin tangible en surplomb, propre à l'art médiocre, au kitch, que nous devons apprendre à négliger. La promesse d'un sens autorisé, révélé de manière définitive, c'est peut-être cela le chant des sirènes. Une telle autorisation, une telle autorictas ne saurait être démontrée par des moyens matériels. N'humilierait-elle pas, ne réduirait -elle pas au silence, la liberté qui rencontre la liberté ?

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Sur un plan simplement pragmatique, nous savons qu'il faut du tact, une autorité et une maîtrise et une technique rares pour communiquer à d'autres, d'une manière lucide et scrupuleuse, la qualité, les ramifications intelligibles, d'une expérience esthétique, particulièrement lorsque cette expérience touche au fond de notre être. Nietzsche sur et "contre" Wagner. Proust face face avec Vermeer; Mandelstam lisant Dante, Karl Barth s'efforçant de retrouver Mozart : voilà des modèles exemplaires. En un sens presque troublant, ils forment "l'art de l'art". De tels exemples exigent au plus haut point une clarté dans l'introspection et une candeur dans la discrétion. S'efforcer de dire ce qui se passe à l'intérieur de soi lorsque l'on offre un accueil et un logis vitaux aux présences de l'art, de la musique et de la littérature, c'est se soumettre au risque de la confusion et de l'embarras. C'est, lorsqu'on n'est pas soi-même artiste, penseur ou témoin exemplaire, s'exposer au ridicule et au refus (souvent mérités), là où ces derniers font le plus mal. Les sources ont la permission de murmurer et de couler à flots - mais les adultes non. Le fait, psychologique et social qu'à notre époque, se retrouver dans l'embarras terrorise jusqu'aux plus confiants et au plus solitaires a contribué à aiguiser les inhibitions.

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Lorsqu'ils pénètrent en nous, lke tableau, la sonate, le poème, mettent à notre portée notre propre naissance à la conscience. Et ils le font à un niveau de profondeur inaccessible par une autre voie.

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Aucun homme, aucune femme ne doit justifier son anthologie personnelle, ses choix cannoniques. L'amour ne se justifie pas par l'argumentation.

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Ce que Ruskin dit de Turner est le meilleur exemple que nous ayons du dialogue entre le surgissement d'une vision du sens aussi turbulente et exigeante que le sont ses moyens d'expression technique et d'une réception vitalisée, un oeil, une pensée et une aptitude à l'écho intérieur extraordinairement disciplinés.

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Priver un enfant de l'enchantement de l'histoire, de l'élan du poème, écrit ou oral, c'est comme l'enterrer vivant. C'est l'emmurer dans le vide. La mythologie, les voyages qui mènent de Charybde en Scylla, ou conduisent au fond des terriers, la logique turbulente de la Bible, des "jardins de la poésie", sont les grands visiteurs. une bande dessinée, c'est toujours mieux que rien dès lors qu'elle traduit la vie féconde du langage. Il faut rendre l'enfant sensible, vulnérable aux sources d'être qui habitent le poétique.

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Si l'enfant est maintenu à l'écart des textes, au plein sens du terme, il subira très tôt une mort du coeur et de l'imagination. L'éveil de la liberté humaine peut aussi avoir pour cadre la présence de tableaux, l'audition d'une musique. Dans son essence, il s'agit d'un éveil qui s'opère pâr la vibration de la narration telle qu'elle rythme la forme esthétique.

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Comme l'enseigne Dante, les mots peuvent, avec une force substantielle, échauffer l'âme et la rendre réceptive à l'amour.

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La modernité a déplacé les lignes qui séparent la transgression déclarée, les tabous et l'illicite de ce que la société sanctionne dans la représentation discursive et picturale de l'éros. Les espaces attribués au public et au privé ont été redéfinis après Madame Bovary. Le poids vivant de la sphère privée, de l'implicitre, de ce qui n'est dit qu'à l'être aimé dans la nudité sans protection que représente la confiance ultime, est désormais exhibé.

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Dans tous les actes d'art de valeur, bat le pouls d'une gaieté en colère.

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Le poème, le tableau, la sonate perdurent par-delà l'existence de leur auteur et de la nôtre. C'est l'esthétique qui, au-delà de tout autre mode qui nous serait accessible, représente le sentiment d'une négation de la mortalité, aussi partielle, aussi "figurative" soit-elle au sens strict. Lorsque nous nous donnons à nous-mêmes l'image de la situation fictive ou des personnages du texte, lorsque notre perception recompose les objets ou les visages présents dans le tableau, lorsque nous vibrons à la musique, par le biais d'une complémentarité intérieure, à la fois conceptuelle et physique, nous recréons la creation. Lire correctement, absorber la luminosité spécifique d'un tableau, entendre les relations dynamiques dans l'articulation tonale, c'est régénérer, c'est arracher au silence, à l'absence potentielle, l'activité de l'artiste.

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Georges Steiner. Cécile Ladjali.

Éloge de la transmission.

Le maître et l'élève, entretiens. (Extraits)

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Se fier à la modestie de l'âme et du quotidien.

Contre le pastiche indigeste (d'une excessive culture), offrir une voix.

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Faire acte de poésie, c'est quitter la théorie pour l'expérience. C'est tourner le dos à l'idéal pour l'action et en accepter les risques. Dès que l'on s'engage du côté de l'action, on tend à la critique de ceux qui ont choisi le doux confort intellectuel de l'inertie qui jamais ne viendra leur porter la contradiction.. 

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Sans appartenir au mythe, la rencontre avec l'autre, et avec l'élève en particulier, s'inscrit dans le mouvement d'un combat qui va autoriser cette dualité, vitale à la pensée de Steiner. Séducteur redoutable, il confère au choc des esprits en présence une fonction de maïeutique à sa propre réflexion, et il est important que les choses soient difficiles. J'ose penser qu'à certains moments elles doivent paraître insurmontables. Ca n'est qu'au prix d'un tel vertige que la conscience de l'élève se confondra avec la conscience du maître en une séduisante "érotique de la pensée", si chère à Platon.

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Martin Heidegger : si vous voulez des réponses, faites des sciences. Si vous voulez des questions, lisez la poésie. Ca aide beaucoup parce que ça aussi, c'est une maxime de la patience.

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La pire chose, c'est d'essayer une dialectique de l'excuse, de l'apologétique.

C'est l'apologétique d'avoir honte de ses passions. Si l'étudiant sent qu'on est un peu fou, qu'on est possédé par ce qu'on enseigne, c'est déjà le premier pas. Il ne sera pas d'accord, peut-être va-t-il se moquer, mais il écoutera. C'est ce moment miraculeux où le dialogue commence à s'établir avec passion. Il ne faut jamais essayer de justifier.

 

Deux erreurs : 1. prendre tout littéralement.

                          2. prendre tout spirituellement.

                                                                               Pascal

En nivelant, en faisant une fausse démocratie de la médiocrité, on tue chez l'enfant la possibilité d'outrepasser ses limites sociales, domestiques, personnelles et mêmes physiques.

Ce qui compte avant, c'est l'étonnement, l'espèce de transe qui nous prend quand on est mis en contact avec l'étrange et le merveilleux. C'est terriblement didactique tout ça _ Ce n'est pas grave s'ils sont dépassées par les niveau des textes. On est tous dépassées par Dante, par Baudelaire. Ce qui compte, c'est de les marquer, de leur donner envie.

 

Pierre Hadot; La philosophie comme manière de vivre (extraits)

 

 

Pour les Grecs, ce qui compte, c'est la formation du corps et de l'esprit. Souvent Epictète, quand il désigne le philosophe qui a fait des progrès, dit qu'il est pepaideumenos, qu'il est "formé". C'est peut-être cela qui est la grande différence avec une certaine philosophie moderne, cette attitude à l'égard de la formation.

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Je n'aime pas l'expression "pratiques de soi" que Foucault a mise à la mode, et encore moins l'expression "écriture de soi". Ce n'est pas "soi" que l'on pratique, pas plus que ce n'est "soi" que l'on écrit. On pratique des exercices pour transformer le moi, et on écrit des phrases pour influencer le moi. entre parenthèses, ceci est un exemple supplémentaire de l'impropriété du jargon philosophique contemporain. Alors je me suis résigné à employer l'expression "exercices spirituels", en somme assez courante; cette notion est employée à droite et à gauche depuis longtemps pour désigner ces pratiques volontaires dont j'ai parlé. Finalement le mot "exercices spirituels" ne trompe personne : les gens l'ont employé - philosophes, historiens - sans penser à la religion, ni à Saint Ignace. Ce qui m'a décidé d'ailleurs, est de trouver dans le livre de Friedmann, La puissance et la sagesse, un fragment de son journal où il dit : "Chaque jour, un exercice spirituel", et il donne comme exemple des pratiques qui pourraient être tout à fait celles des stoïciens. Il ne pensait nullement à des pratiques d'ordre religieux. le mot a d'ailleurs été aussi employé par Louis Gernet ou par Jean-Pierre Vernant, à propos des pratiques antiques, qui étaient peut-être quelquefois des techniques de la respiration; même si ces techniques sont corporelles, elles ont quand même une valeur spirituelle, parce qu'elles provoquent un effet psychique. en définitive, je pense que le mot n'est pas problématique.

Toutefois, cette expression ne suffit pas à exprimer ma conception de la philosophie antique : elle est exercice spirituel, parce qu'elle est un mode de vie, une forme de vie, un choix de vie.

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Dans son livre intitulé Malicorne, Hubert Reeves parle du choc qu'éprouvent des observateurs découvrant Saturne pour la première fois dans un télescope. Cette émotion et cette expérience ne dépendent pas des développements de la physique contemporaine, mais d'une expérience de perception, d'un contact d'une partie de l'univers avec une autre partie de l'univers. En fait, il y deux manières d'appréhender le monde. il y a la manière scientifique, qui utilise des instruments de mesure et d'exploration, et des calculs mathématiques. Mais il y a aussi l'usage naïf de la perception. on pourra mieux comprendre cette dualité en pensant à la remarque d'Husserl, reprise par Merleau-Ponty : la physique théorique admet et prouve que la terre se meut, mais du point de vue de la perception, la terre est immobile. Or, c'est la perception qui est le fondement même de la vie que nous vivons. C'est dans cette perspective de la perception que peut se situer l'exercice spirituel dont vous parlez, qu'il vaut mieux ne pas appeler "exercice spirituel de la physique" puisque de nos jours le mot "physique" n'a qu'un seul sens, très précis, mais qu'il faudrait plutôt appeler : prise de conscience de la présence du monde et de notre appartenance au monde. Ici l'expérience du philosophe rejoint celle du poète et du peintre. en effet, cet exercice comme l'a bien montré Bergson, consiste à dépasser la percetion utilitaire que nous avons du monde, pour atteindre à une perception désintéressée du monde, non pas en tant que moyen pour satisfaire nos intérêts, mais tout simplement en tant que monde, qui surgit alors devant nos yeux comme si on le voyait pour la première fois. "La vraie philosophie" a dit Merleau-Ponty "c'est de rapprendre à voir le monde." Elle apparait ainsi comme une transformation de la perception. A ce sujet, je citerai aussi un article de Carlo Ginzberg, qui fait allusion à un exercice spirituel que l'on trouve parfois chez certains écrivains (Ginzberg parle de Tolstoï), et qui consiste à percevoir les choses comme étranges. comme exemple d'un tel mode de vision,, il cite justement Marc Aurèle et ses définitions physiques dont j'ai parlé. percevoir les choses comme étranges, c'est transformer son regard de telle manière que l'on a l'impression de les voir pour la première fois, en se libérant de l'habitude et de la banalité.

Il ne s'agit d'ailleurs pas seulement d'une contemplation purement esthétique, qui a sans doute une valeur capitale, mais d'un exercice destiné à nous faire dépasser, encore une fois, notre point de vue partial et partiel, pour nous faire voir les choses et notre existence personnelle dans une perspective cosmique et universelle, de nous replacer ainsi dans l'évènement immense de l'univers, mais aussi, pourrait-on dire, dans le mystère insondable de l'existence. C'est cela que j'appelle la conscience cosmique.

(...)

L'œuvre de Bergson avait inauguré une psychologie de l'introspection, qui convenait assez bien à la vie spirituelle que l'on essayait de nous faire découvrir. Mais Bergson, c'était aussi l'affirmation d'une évolution créatrice, qui semblait difficilement compatible avec l'idée chrétienne de création. Bientôt le père Teilhard de Chardin allait proposer une version évolutionniste du christianisme à laquelle j'adhérais avec enthousiasme.

Plus tard, aux environs de l'année 1968 et pendant un certain temps, j'ai été très intéressé par la philosophie de la nature, et c'est le Bergson philosophe de la nature que j'ai redécouvert, grâce au Bergson de Jankélévitch, et aux travaux de Merleau-Ponty; c’est-à-dire l’importance de la notion d’organisme, la conception de la nature comme création, comme mouvement venant de l’intérieur (c’est d’ailleurs le sens antique de phusis) : « La nature n’a pas eu plus de peine à faire un œil que je n’en ai à lever la main. » J’ai essayé de montrer, dans une conférence des Rencontres Eranos, comment ces conceptions étaient finalement plotiniennes.

(…)

Heidegger décrit excellemment ce qu’on appelle le quotidien, qu’au fond Bergson aussi avait décrit en montrant que, dans la vie courante, nos décisions, nos réactions ne sont pas très conscientes, que cela ne part pas du fond de nous-mêmes et de notre personnalité, mais qu’il s’agit de réactions stéréotypées que tout le monde peut avoir : il y a une sorte de dépersonnalisation dans la vie quotidienne. Et justement, Bergson, lui, opposait à cette attitude, l’attitude consciente de l’homme qui regarde naïvement en soi et autour de soi, qui transforme totalement sa perception du monde. Chez Heidegger, cela devient l’opposition entre le quotidien, le banal, et un état dans lequel on a conscience de l’existence, et justement, nous en avons parlé, conscience d’être voué à la mort (c’est ce qu’il appelle l’être-voué-pour-la-mort), donc conscience de sa finitude. A ce moment-là, l’existence prend un tout autre aspect, qui est d’ailleurs angoissant ; peut-être à cause de la mort, mais angoissant aussi à cause de l’énigme que représente le fait d’exister. Je crois sincèrement que ces analyses de Heidegger sont toujours valables et qu’elles m’ont beaucoup influencé. Je dois préciser que cette opposition entre le quotidien et l’authentique ne signifie absolument pas qu’il faut vivre sans arrêt dans l’authentique. L’homme vit normalement, et, pourrait-on dire, nécessairement dans le quotidien, mais il peut lui arriver quelquefois d’entrevoir l’existence dans une toute autre perspective. Et c’est déjà beaucoup.

(…)

Si quelqu’un s’intéressait à la philosophie comme manière de vivre, et vous demandait où commencer pour approfondir sa compréhension de cette idée, quel texte conseilleriez-vous ?

 

S’il s’agit un texte de philosophie antique, il est très difficile de recommander un texte qui soit facilement compréhensible sans commentaire. Je pense que La lettre à Ménécée d’Epicure serait peut-être le texte le plus simple. Le livre de Marc-Aurèle, Ecrits pour lui-même ou le Manuel d’Epictète pourraient aussi aider à comprendre cette conception de la philosophie, mais ces textes ont quand même besoin de commentaire. Pour ce qui est de la philosophie moderne, j’aime beaucoup la leçon inaugurale au Collège de France de Merleau-Ponty, intitulée Eloge de la philosophie, qui laisse entrevoir aussi une conception de la philosophie comme mode de vie. J’ai beaucoup aimé aussi le livre de Louis Lavelle, L’Erreur de Narcisse, parce que la suite de courtes méditations, qui forment ce petit ouvrage et qui sont, chacune, une invitation à pratiquer un exercice spirituel, conduisent peu à peu le lecteur à « ce présent où se trouve situé le sommet de notre conscience » et à la prise de conscience de la "présence pure".

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Je dirais que l'art peut être un puissant auxiliaire de la philosophie, mais il ne peut jamais être la vie elmle-même, la décision, le choix existentiel. L'idée d'une suppression des limites entre littérature et philosophie était très à la mode à l'époque de l'existentialisme, mais je crois qu'elle l'était déjà dans le romantisme anglais ou allemand. Jean Wahl, parlant des rapports entre poésie et métaphysique, définissait d'ailleurs le romantisme comme la renaissance de l'étonnement; il rend, disait-il, les choses étranges familières et les choses familières étranges. Il ajoutait d'ailleurs que l'art pour Bergson, était la pussance de soulever le voile que l'habitude tisse entre nous et les choses. On retrouve ici le thème de l'article de Ginzburg dont nous avions parlé : "Rendre les choses étranges". C'est pourquoi on peut dire d'une manière générale que l'art, poésie ou littérature ou peinture, ou même musique, peut être exercice spirituel. Le meilleur exemple, c'est l'oeuvre de Proust, parce que sa recherche du temps perdu est un itinéraire de la conscience,qui, grâce à des exercices de mémoire, retrouve le sentiment de sa permanence spirituelle. Cela est très bergsonien.

(...)

L'exercice de concentration sur le présent ne consiste pas à savoir jouir, quand il se présente, d'un heureux moment, d'un de ces moments parfaits dont parle Sartre dans La Nausée, mais il consiste à savoir reconnaître la valeur infinie de chaque moment. En fait cela est très difficile, mais, autant qu'on le peut, il est bon de reprendre conscience de cette richesse de l'instant présent.

(...)

 

 

"Veux-tu jolie vie te modeler ?

Du passé ne dois point te soucier

Le moins possible te fâcher

Du présent sans cesse te réjouir

Aucun homme ne haïr

Et le futur

A Dieu l'abandonner"

 

Goethe

 

*

Robert Misrahi. Le bonheur – Essai sur la joie. Extraits

 

 

Le cœur et la substance même du désir laissent dès lors apparaître leur véritable signification : le désir n'est pas une pulsion vitale aveugle et limitée à sa vitalité, il est un mouvement charnel de la conscience présent à lui-même comme conscience. Le désir n'est pas un instinct, le bonheur n'est pas la satisfaction "des instincts". Tout au contraire, le désir est le mouvement charnel et conscient qui poursuit la réalisation d'une signification librement posée comme telle et constituée comme valeur désirable. C'est ce libre mouvement créateur de sens, poursuivant une joie sensible, qu'on peut observer aussi bien dans la recherche d'un emploi que dans la préparation d'un voyage, dans la fabrication culinaire que dans la création des jardins, dans l'amour d'un autre que dans la composition musicale.

(...)

Ces mouvements d'auto-construction du désir et d'auto-construction de la liberté sont un seul et même mouvement : l'itinéraire du bonheur, sa lente et profonde instauration, trouve son origine et sa motivation dans un désir qui est une liberté et dans une liberté qui est un désir. Mais ce libre désir , comme motif initiateur, est en même temps le matériau même sur lequel et avecl lequel se construira l'existence neuve : un travail doit être effectué sur la spontanéité aveugle, limitée ou incohérente pour rendre possible l'avènement de cette même spontanéité comme personnalité transformée, c'est à dire comme désir actif et existence heureuse.

(...)

Prenons un exemple simple. L'individu anarchique et épicurien, impulsif et velléitaire peut éprouver un jour la douleur extrême d'une prise de conscience : l'insatisfaction de ne rien créer, la révolte devant la violence anarchique des autres, la fragilité éphémère de ses plaisirs peuvent brusquement se révéler dans une crise comme étant intolérable. Sans culpabilirté, l'individu découvre alors brusquement que sa propre vie ne correspond pas le moins du monde à la vie enthousiasmant et riche de signification qui seule serait une "vraie vie" et qui réaliserait ce bonheur ou cette joie qu'il poursuit en vain depuis si longtemps. Cette crise peut être le commencement d'une nouvelle vie, et ce commencement est précisément la conversion dont nous parlons.

Elle est simultanément un travail réflexif de prise de conscience et la ferme détermination d'accéder à la joie. Cette conversion est donc réflexive, en ce sens qu'elle st opérée à l'aide de la réflexion, mais elle st aussi existentielle, en ce sens qu'elle est l'oeuvre du désir concret lui-même et qu'elle se propose d'instaurer les conditions d'une existence joyeuse. Elle est le choix ferme et réfléchi d'une existence, non plus tragique ou vaine, mais significative et comblée.

Ce choix n'est pas une simple décision : il est la connaissance réflexive du fait que le sujet dispose des forces nécessaires à son entreprise. La conversion philosophique (aussi bien affectice qu'intellectuelle, aussi bien existentielle que réflexive) est par elle-même la conscience de sa propre liberté et de sa propre efficacité comme conscience et comme désir.

Pourquoi ne pas parler simplement de décision ou d'acte de la volonté ? Ces termes sont inadéquats car ils impliquent l'idée de faculté psychologique, alors que c'est l'ensemble du sujet, dans son intégralité existentielle, qui est ici concerné. Toute la personnalité se mobilise dans cet acte de conversion qui va commencer une nouvelle vie

(…)

La conversion réflexive est l'inversion de la relation que le sujet instaure avec le monde : au lieu d'être le résultat des évènements extérieurs (désirs, émotions et idéaux, étant pensés comme produits par la société, par l'économie ou par la nature, selon une causalité mécanique ou « dialectique »), il sait désormais qu'il est lui-mêmela source de leur signification (étant l'origine de l'intreprétation et de l'évaluation des situations, par le choix inventif qu'il fait de ses propres valeurs et de ses propres buts). Cela vaut sur le plan intellectuel puisque le sujet décide d'être lui-même la raison de sa propre existence et de sa positivité.

(…)

En renversant et en inversant notre perspective habituelle sur le temps, nous pouvons constater que celui-ci, « instant » et « durée », n'est pas une réalité extérieure qui nous emporterait et vouerait au néant nos joies et nos peines, mais l'étoffe même de notre être actif, la substance permanente de notre activité. Nous sommes le temps comme nous sommes notre corps. Mais nous sommes aussi réflexion. Nous pouvons alors saisir le temps comme notre œuvre et saisir en celui-ci ce que nous posons toujours : nos choix et nos valeurs. Nous pouvons vivre alors ce qui est permanent et intemporel dans le cours même de notre temps quotidien : notre être dépasse les instants, il s'en nourrit tout en les intégrant à sa personnalité.

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Les « instants parfaits », les moments bouleversants de grande exaltation (le choc esthétique d'un paysage solaire fulgurant et rouge sous les tropiques, ou le ravissement fugitif d'un marché coloré dans un village, ou l'adéquation soudaine d'une rencontre), loin d'être des moments nostalgiques nécessairement appelés à disparaître, sont bien plutôt les nourritures affectives et esthétiques qui fondent et qui tissent notre personnalité, nourritures spirituelles qui elles-mêmes ne livrent leurs vertus que sur la base d'une personnalité et d'une culture qui en sont les conditions de possibilité.

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L'activité est comme la substance temporelle et dynamique de l'individu agissant. Sa joie provient dès lors du fait même qu'il crée en s'exprimant, et qu'il se crée lui-même en ré-agençant le monde et le matériau sur lequel il travaille : matière à ouvrer, données sctientifiques, langage verbal ou plastique.

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Créateur de son œuvre en même temps que de lui-même, l'individu actif et réfléchi peut alors accéder, avec ceux qu'il aime et ceux qui le connaissent, à une nouvelle forme de la joie, la jouissance du monde lui-même.

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Action et contemplation sont donc étroitement liés. Au niveau de réflexion où nous les situons, elles sont les deux modalités alternées et complémentaires du déploiement temporel de la conscience. Distincte d'une simple pratique utilitaire, l'action véritable est l'inscription de la conscience dans l'objectivité de la nature ou des institutions. L'esprit s'y exprime et définit mieux ainsi sa conception de la plénitude et du sens. Les fruits de l'action véritable sont les œuvres. Qu'elles soient de l'ordre de l'art, de la culture, de la technique ou de la politique, elles révèlent un sens que la conscience se réjouit d'objectiver et de communiquer, en même temps qu'elles expriment dans l'espace et le temps l'autoconstruction de cette conscience par elle-même. Agir est une joie parce que l'action est construction et expression de soi en même temps que communication avec autrui et participation réjouissante à la vie commune de la société.

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Parce que la contemplation est active (comme dans la lecture de la poésie ou l'admiration de la nature), et parce que l'action est réfléchie (comme dans l'instauration de certaines valeurs ou l'édification de certaines œuvres), on peut dire qu'elles sont toutes deux sources de joie, parce qu'elles expérimentent toutes deux le dynamisme de la conscience se réjouissant de sa propre activité.

Mais l'activité de la conscience ne saurait se réjouir d'elle-même que si elle transcende et dépasse l'instant et son caractère éphémère et fragile : or, le dépassement de la dispersion se fait par la création.

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Pour que cete expression de soi qu'est une œuvre puisse être source de joie, il ne suffit pas qu'elle exprime une puissance inventive et un dynamisme auto-constructeur ; il ne suffit pas que l'oeuvre soit l'expression du créateur et la manifestation de ce pouvoir auto-constructeur qui en fait une « cause en soi ». Il faut en outre qu'elle soirt accordée à l'intention même et au désir que nous avons situé à la racine de l'existence : ils sont le désir même de la joie. La création et aussi l'action et la contemp^lation ne peuvent acquérir toute leur signification et exprimer la puissance créatrice des individus que si elles se déploient à la lumière même des valeurs que nous avons définies. Si l'action ou la création ne comportaient aucune ligne directrice, si elles n'étaient inspirées et ordonnées, orientées par aucune valeur ni aucun projet existentiel, elles s'effondreraient dans l'absurde. Une action sans finalité devient pure agitation, aventure ou activisme, et chute dès lors dans la gratuité, c'est-à-dire au mieux dans l'aliénation et au pire dans l'angoisse. Il en va de même pour la création : sans finalité ni valeur, elle risque de devenir production anarchique, absurde et insignifiante d' »oeuvres » qui ne souhaitent plus rien exprimer et ne prétendent accéder à rien, sinon parfois à l'anti-oeuvre.

(…)

Au-delà de la création, objective ou spirituelle, d'autres joies substantielles se profilent : par exemple, la recherche. Qu'elle soit scientifique, médicale ou philosophique, qu'elle soit esthétique, littéraire ou simplement empirique comme dans l'artisanant ou l'industrie, la recherche est aussi par elle-même source de joie. Car elle est toujours une sorte de quête. Elle exprime toujours le mouvement même de la conscience vers une plus grande liberté par la maîtrise de son avenir. La recherche oriente, dynamise et nourrit la conscioence, pourvu, bien entendu, que cette recherche soit positivement fondée et orientée par les principes mêmes que nous avons développés et qui sont la référence à l'existence heureuse, parce que source d'elle-même dans la satisfaction réfléchie de son désir.

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Tous ces actes concrets, qui sont la substance de notre joie, sont aussi l'origine du sens, l'origine de ce qui pour nous a du sens – et de ce qui fait notre sens.

 

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Gilles Deleuze. Spinoza – Philosophie pratique. Extraits

 

L'ordre des causes est un ordre de composition et de décomposition de rapports, qui affecte à l'infini la nature entière. Mais nous, comme êtres conscients, nous ne recueillons jamais que les effets de ces compositions et décompositions : nous éprouvons de la joie lorsqu'un corps rencontre le nôtre et se compose avec lui, lorsqu'une idée rencontre notre âme et se compose avec elle, de la tristesse, au contraire, lorsqu'un corps ou une idée menacent notre propre cohérence : nous sommes dans une telle situation que nous recueillons seulement « ce qui arrive » à notre corps, "ce qui arrive » à notre âme, c'est à dire l'effet d'un corps sur le nôtre, l'effet d'une idée sur la nôtre. Mais ce qu'est notre corps sous son propre rapport, et les autres corps et les autres âmes ou idées sous leurs rapports respectifs, et les règles d'après lesquelles tous ces rapports se composent et se décomposent - tout cela, nous n'en savons rien dans l'ordre donné de notre connaissance et de notre conscience. Bref, les conditions dans lesquelles nous connaissons les choses et prenons conscience de nous-mêmes nous condamnent à n'avoir que des idées inadéquates, confuses et mutilées, effets séparés de leurs propres causes.  (Ethique)

(...)

Comment la conscience calme -t-elle son angoisse ? Par l'opération d'une triple illusion. Puisqu'elle ne recueille que des effets, la conscience va combler son ignorance en renversant l'ordre des choses, en prenant les effets pour les causes (illusion des causes finales) : l'effet d'un corps sur le nôtre, elle va en faire la cause finale de ses propres actions. dès lors, elle se prendra elle-même pour cause première et invoquera son pouvoir sur le corps (illusion des décrets libres). Et là où la conscience ne peut plus s'imaginer cause première, ni organisatrice des fins, elle invoque un Dieu doué d'entendement et de volonté, opérant par causes finales et décrets libres, pour préparer à l'homme un monde à la mesure de sa gloire et de ses châtiments (illusion théologique). Il ne suffit même pas de dire que la conscience se fait des illusions, elle est inséparable de la triple illusion qui la constitue, illusion de la finalité, illusion de la liberté, illusion théologique. La conscience est seulement un rêve les yeux ouverts. 

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Il arrive à Spinoza de définir le désir comme "l'appétit avec conscience de lui-même". Mais il précise qu'il s'agit seulement d'une définition nominale du désir, et que la conscience n'ajoute rien à l'appétit. "Nous ne tendons pas vers une chose parce que nous la jugeons bonne, mais au contraire, nous jugeons qu'elle est bonne parce que nous tendons vers elle."

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Or l'appétit n'est rien d'autre que l'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être.

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Le bon, c'est lorsqu'un corps compose directement son rapport avec le nôtre, et, de tout ou partie de sa puissance, augmente la nôtre.

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Spinoza ne cesse de dénoncer trois sortes de personnages : l'homme aux passions tristes. , L'homme qui exploite ces passions tristes qui a besoin d'elles pour assoir son pouvoir; enfin l'homme qui s'attriste sur la condition humaine et les passions de l'homme en général (il peut railler autan,t que s'indigner, cette raillerie-même est un mauvais rire).

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La passion triste est un complexe qui réunit l'infini des désirs et le trouble de l'âme, la cupidité et la superstition. "Les plus ardents à épouser toute espèce de superstition ne peuvent manquer d'être ceux qui désirent le plus immodérément les biens extérieurs".

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L'Ethique trace le portrait de l'homme du ressentiment pour qui tout bonheur est une offense, et qui fait de la misère ou de l'impuissance son unique passion. "Et ils ne sont pas moins insupportables à eux-mêmes ceux-là qui savent briser les âmes au lieu de les fortifier."

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Mais lorsque nous rencontrons un corps extérieur qui ne convient pas avec le nôtre (c.a.d dont le rapport ne se compose pas avec le nôtre), tout se passe comme si la puissance de ce corps s'opposait à notre puissance, opérant une soustraction, une fixation : on dit que notre puissance d'agir est diminuée ou empêchée et que les passions correspondantes sont de tristesse. Au contraire, lorsque nous rencontrons un corps qui convient avec notre nature, et dont le rapport se compose avec le nôtre, on dirait que sa puissance s'additionne à la nôtre : les passions qui nous affectent sont de joie, notre puissance d'agir est augmentée ou aidée.

Cette joie est encore une passion, puisqu'elle a une cause extérieure; nous restons encore séparés de notre puissance d'agir, nous ne la possédons pas formellement. Cette puissance d'agir n'en est pas moins augmentée proportionnellement, nou nous "rapprochons" du point de conversion, du point de transmutation qui nous en rendra maître, et par là dignes d'action, de joies actives.

 

 

Gilles Deleuze. Nietzsche

Zarathoustra comprend l'identité "éternel retour = être sélectif". comment ce qui est réactif et nihiliste, comment le négatif pourrait-il revenir, puisque l'éternel Retour est l'être qui se dit seulement de l'affirmation, du devenir en action ? Roue centrifuge, "constellation suprême de l'Etre, que nul voeu n'atteint, que nulle négation ne souille". L'éternel Retour est la Répétition, mais c'est la Répétition qui sélection, la Répétition qui sauve. prodigieux secret d'une répétition libératrice et sélectionnante.

(...)

Nous, lecteurs de Nietzsche, devons éviter quatre contresens possibles : 1° sur la volonté de puissance (croire que la volonté de puissance signifie "désir de dominer" ou "vouloir la puissance"); 2° sur les forts ou les faibles (croire que les plus "puissants", dans un régime social, sont par là même des "forts"); 3° sur l'éternel Retour (croire qu'il s'agit d'une vieille idée, empruntée aux Grecs, aux Indous, aux Babyloniens...; croire qu'il s'agit d'un cycle ou d'un retour du Même, d'un retour au m^me); 4° sur les oeuvres dernières, (croire que ces oeuvres sont excessives ou déjà disqualifiées par la folie).

(...)

Tout être qui souffre cherche instinctivement la cause de sa souffrance.Il lui cherche plus particulièrement une cause animée, ou plus exactement encore, une cause responsable, susceptible de souffrir, bref, un être vivant contre qui, sous n'importe quel prétexte, il pourra d'une façon effective ou en effigie, décharger sa passion, car ceci est pour l'être qui souffre la suprême tentative de soulagement, je veux dire d'étourdissement, narcotique, inconsciemment désiré contre toute espèce de souffrance. Telle est, à mon avis, la seule véritable cause physiologique du ressentiment, de la vengeance et de tout ce qui s'y rattache, je veux dire le désir de s'étourdir contre la douleur au moyen de la passion (...). Ceux qui souffrent sont d'une ingéniosité et d'une promptitude effrayants à découvrir des prétextes aux passions douloureuses; ils jouissent de leurs soupçons, se creusent la tête à propos de malices ou de torts apparents dont ils prétendent avoir été victimes; ils examinent jusqu'aux entrailles de leur passé et de leur présent, pour y trouver des choses sombres et mystérieuses qui leur permettrait de s'y griser de douloureuses méfiances, de s'énivrer au poison de leur propre méchanceté, - ils ouvrent avec violence les plus anciennes blessures, ils perdent leur sang par des cicatrices depuis longtemps fermées, ils font des malfaiteurs de leurs amis, leurs femmes, leurs enfants, de tous leurs proches. "Je souffre : certainement quelqu'un doit en être la cause". Ainsi raisonnent toutes les brebis maladives. Alors leur berger, le prêtre ascétique, leur répond : "C'est vrai, ma brebis, quelqu'un doit être cause de cela : mais tu es toi-même cause de tout cela, - tu es toi-même cause de toi-même !" Est-ce assez hardi, assez faux ! Mais un but est du moins atteint de la sorte, ainsi que je l'ai indiqué, la direction du ressentiment est changée.

 


 

 

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