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Extraits de lecture

Emily Dickinson

Choix de poèmes

J’habite le Possible —

Maison plus belle que la Prose —

Aux Croisées plus nombreuses —

Aux Portes — plus hautes —

Des Salles comme les Cèdres —

Imprenables pour l’OEil —

Et pour Toit impérissable

Les Combles du Ciel —

Pour Visiteurs — les plus beaux —

Mon Occupation — Ceci —

Déplier tout grands mes Doigts étroits

Pour cueillir le Paradis — (466)

*

Je vivais de Terreur –

Pour Ceux qui connaissent

Le stimulant que recèle

Le Danger – Toute autre impulsion

Est molle – et sans vitalité –

Comme un Éperon – dans l’Âme –

Une Peur la poussera là où

Aller sans le secours du spectre

Serait défier le Désespoir (498)

*

Ceci est ma lettre au Monde

Qui jamais ne M’écrivit –

Les simples Nouvelles dictées par la Nature –

Dans sa tendre Majesté

À des Mains que je ne puis voir

Son Message est livré –

Pour l’amour d’Elle – Doux – concitoyens –

Tendrement – jugez-Moi (519)

*

Le Vent – heurta comme un Homme las –

Et moi, en Hôte – « Entrez »

Dis-je hardiment – alors pénétra

Dedans ma Résidence

Un Visiteur Rapide – ailé –

À qui offrir un Fauteuil

Eut été aussi fol qu’à l’Air

Avancer un Sofa –

Nul Os pour L’assembler –

Sa Voix était comme l’Envol

D’innombrables Colibris à la fois

D’un sublime Buisson –

Sa Physionomie – une Houle –

Ses Doigts, sur son passage

Faisaient une musique – un trémolo

D’airs soufflés dans du Verre –

Voltigeant – Il fit sa visite –

Puis tel un Homme timide

Heurta de nouveau – tout agité –

Et ce fut la solitude (621)

*

Du Cœur, l’Esprit se nourrit

Comme tout Parasite –

Si le Cœur est riche

L’Esprit profite –

Mais si le Cœur faillit –

L’Esprit s’émacie –

Si absolu Ce qu’il

Y puise. (1384)

*

Nos plus Beaux Moments, s’ils duraient –

Détrôneraient le Ciel –

Que peu d’instants – et par Risque – procurent –

Aussi n’en est-il – dispensé

Que comme stimulants – dans

Les cas de Désespoir –

Ou de Stupeur – une Réserve –

Sont ces Célestes Heures –

Un Don du Divin –

Qui Tout comme il est Venu –

Se retire – laissant l’Ame éblouie

Dans son Appartement nu –

*

Le renoncement – est une Vertu poignante –

C’est lâcher

Une Présence – pour une Espérance –

À venir –

Se crever les yeux –

Dès l’Aurore –

De peur que le Jour –

Ne surpasse

Son Grand Procréateur –

Le Renoncement – est un Choix

Contre soi –

Pour se justifier

Devant soi –

Quand un ample rôle –

Fera paraître

Mineure – la Vision Voilée – la Nôtre –

*

On apprend l'eau - par la soif

La terre - par les mers qu'on passe

L'exaltation - par l'angoisse -

La paix - en comptant ses batailles -

L'amour - par une image qu'on garde

Et les oiseaux - par la neige

*

Une lèvre heureuse – rit soudain –

Elle n’explique pas comment

Elle s’est préparée – au sourire –

Consommé – à l’instant –

Mais celle-ci, arbore sa gaîté

Patiemment – comme une douleur –

Dorée de neuf – pour tromper les yeux

Inaptes, à scruter –

 

 

Extraits de : Car l’adieu c’est la nuit

Par Claire Malroux traductrice d’Emily Dickinson. Éditions Gallimard

De la comparaison avec une dentelle, on peut retenir (...) la notion, involontaire de leur part d’ajour, à condition d’en faire l’élément essentiel de l’ouvrage et de l’étendre à une béance, à la fois intime et cosmique. C’est un tissu troué, lacunaire, que le poète ourdit devant nous, un filet qu’elle jette pour capturer l’absence et le vide et tenter de les recouvrir de ses mots : « un refus de m’avouer la blessure / Et tant elle s’élargit / Que toute ma Vie s’y engouffra / Autour, ce n’étaient que failles - »

*

Dans la correspondance entretenue avec son frère et ses compagnes d’école pendant son adolescence, elle apparaît comme une jeune fille affrontée à nombres de contradictions : remarquablement éveillée, vive et spirituelle, dotée d’un humour incisif, mais inquiète et encline au doute. Rompue à la réflexion et à l’auto-analyse, mais d’une sensibilité exacerbée. En quête d’absolu et par ailleurs vulnérable dans ses relations avec autrui. Elle possède déjà sa vision propre : une conscience suraigüe de l’éphémère, une capacité d’émerveillement devant la vie, une adoration sensuelle du monde, contrariées par la réalité de la mort.

Dans ces lettres, elle ose à peine révéler sa nature ardente et rebelle, l’impossibilité où elle est de se « convertir » comme l’exige le puritanisme ravivé de son époque, et de son attirance vers un versant opposé :

« J’ai osé accomplir des choses étranges – des choses hardies sans demander l’avis de personne – j’ai écouté de beaux tentateurs – ». La poésie, car c’est bien d’elle dont il s’agit dans cette lettre écrite à vingt ans, est d’emblée perçue comme une force rivale de la religion, un instrument de contestation et de révolte contre un ordre arbitraire. « La trame que tu auras tissée avec tous ces fils…ne vaut absolument rien si elle ne recèle pas un fil d’or, une longue, grosse fibre brillante qui cache les autres – et se fondra dans le ciel tandis que tu la tiens, pour de là me revenir. J’espère que la foi que j’ai, l’assurance, la parfaite confiance n’ont rien de pervers – ni l’espèce de sensation crépusculaire avant l’apparition de la lune – j’espère que la nature humaine s’y montre vraie – ».

*

Essentiel pendant cette période de maturation aura été un long tête-à-tête avec ce qu’elle nomme son « lexique ». Elle y a puisé et cultivé un goût très moderne pour les possibilités sémantiques du mot.

*

Cette existence retirée, loin d’être un adieu à la vie, est le théâtre d’une création ininterrompue, accomplie dans des conditions analogues à celles de l’existence monastique, à l’abri des agressions temporelles, mais dans une incessante confrontation des tensions qui provoquent l’écriture.

*

Elle écrit une lettre, se méfiant à tort ou à raison du livre.

*

Le livre appartient à ses yeux au monde, contrairement au manuscrit qui demeure propriété et trace charnelle su scripteur.

*

Les poèmes se succèdent selon l’humeur ou les sollicitations de l’instant. Ils forment un ensemble non concerté, sans articulations, qui n’a d’autre unité que la personnalité de l’auteur (car en vérité, Emily en est l’objet autant que le sujet) et qu’une écriture frappée dès le départ du sceau de l’originalité.

*

Au livre, Emily préfère un autre moyen de communication : la correspondance. C’est par le biais de lettres que renonçant à la publication mais non à se faire connaître en tant que poète, elle fait circuler une bonne partie – le tiers environ – de ses poèmes. Entre poésie et correspondance, il n’existe pas de césure. Les lettres denses, elliptiques, qu’elle écrit à partir de sa maturité, sont des poèmes. Les poèmes dans leur registre si divers, sont des lettres qu’elle adresse à la diversité de ses correspondants et de ses lecteurs à venir, ainsi qu’au grand Absent, dieu.

D’où vient que sa poésie nous touche aujourd’hui personnellement, comme si nous étions chacun l’un de ses correspondants privilégiés ? C’est que, allant au-delà des enjeux de l’écriture, Emily supprime toute barrière qui pourrait la séparer son lecteur. Elle le prend à témoin, se confie à lui, lui parle dans l’intimité du cœur à cœur. Elle ne retranche rien du flux de sa vie intérieure. Désirs, révoltes, joie, dépressions, espoirs, triomphes et défaites d’une âme sont livrés dans la violence souterraine de l’émotion, mais aussi avec la lucidité acquise grâce à l’outil religieux qu’est l’examen de conscience et la distance que procure l’habitude de la réflexion. Il est donné à ce lecteur d’assister (mais elle a pris soin de dresser entre elle et lui l’écran du temps) au travail de longue haleine sur soi.

Elle est à la fois actrice et spectatrice de la représentation où à travers des personae se joue la recherche d’un impossible équilibre entre la vie et la mort, la volupté et le néant. La capacité de dissoudre les limites du moi, de le pulvériser en une multiplicité d’éclats qui chaque fois se recomposent différemment, faisant alterner les éléments de ce théâtre intime qui mêle la contemplation de la nature, l’observation des créatures vivantes, les spéculations métaphysiques, les cris d’amour, les raisonnements (en redoutable logicienne qu’elle est), les méditations sur les épisodes bibliques ou l’histoire, les élégies, aphorismes et traits d’humour, les actes les plus insignifiants de la vie domestique comme les expériences les plus fondamentales, l’incite à outrepasser les normes de la poésie lyrique.

*

La déchirure amoureuse comme la hantise de la mort exacerbent une absence plus fondamentale au monde, une appréhension du néant qui soustrait à certains instants le poète à la réalité, pour la plonger dans un terrifiant face-à-face avec ce mystère. Emily traverse des états extrêmes, à la limite de la folie ou de la mort, des états de transe, de perte d’identité, d’affrontement solitaire du cosmos ou de la partie cachée d’elle-même.

*

Sa création est d’essence volcanique, d’une imprévisibilité qui se manifeste aussi bien dans chacun des poèmes, projeté sur la page avec la violence d’une déflagration, que dans le déroulement de sa production au cours des années. En même temps, elle traduit en sismographe des oscillations, des élans contradictoires, des sautes d’humeur, des oppositions extrêmes. On ne peut dès lors parler de parcours poétique, mais plutôt d’une activité à la fois continue et sporadique, avec des phases de latence et d’éruption.

Extraits de : Une âme en incandescence

Par Claire Malroux

*

Les cahiers rassemblent les traces d’une turbulence intérieure qui, se propageant d’ailleurs bien au-delà de la passion, réelle ou imaginaire, ébranle les fondements de l’identité et de l’être. Il faut cependant garder à l’esprit le soupçon que les poèmes, comme les lettres ne reflètent pas nécessairement une réalité subjective ou toute la réalité subjective. La poésie d’Emily Dickinson repose sur le jeu entre déguisement et révélation : la vérité ne se dit que de manière oblique et fragmentaire. Où est la vraie Emily ? L’incandescence est-elle celle de la passion ou celle de la neige ?

*

Mais il ne s’agit pas d’une quête spirituelle menant à une rupture avec le temps, il s’agit d’une rupture avec le temps conduisant à une attitude qui revêt les apparences d’une quête spirituelle. « Coup de tonnerre – impérial - / Qui scalpe votre âme à nu – », la passion a eu surtout pour effet de révéler Emily Dickinson à elle-même.

*

Lire donc Emily Dickinson à l’envers, dans les marges où elle oppose aux certitudes, y compris celles qu’elle tente de se forger, ses hésitations essentielles. Se laisser envahir par son doute radical, ses spéculations les plus audacieuses. Céder à ses contradictions, épouser ses fluctuations entre l’extase et le néant. Rire à ses jeux où la poésie est gratuité pure : « Le délice, est-il donc un tel Précipice, / Que je doive poser mon pied comme il sied / De peur d’abîmer mon soulier ? ». Se laisser transporter dans l’espace, de l’Etna au Chimborazo. Rencontrer l’aigle et le moucheron. Rêver du miel rare et constant de l’abeille. Veiller au chevet des morts pour leur arracher leur secret. S’enrouler dans les minuscules circonvolutions d’un cerveau, si vaste pourtant qu’il contient le Ciel avec des poèmes pour étoiles.

Extraits de "Chambre avec vue sur l'éternité"

Emily Dickinson par Claire Malroux. Éditions Gallimard

Amherts

Ile de ruralité à l'atroce torpeur

États-Unis

Continent infiniment plus vaste

Incluant

Débordant celui-ci de toutes parts

L'œuvre d'Emily

Exultation

Ton courtois mais péremptoire

Malgré le souci de garder ses distances

Désir mélancolique de séduire

La pétulance à peine adoucie

Deux puits songeurs

Yeux qui ne voient pas des formes

Mais vont vite au cœur des choses

Mains

Petites mains très fermes

Paroles

Étincelantes métaphores étoilées et brumeuses

Mots ailés

Petit visage pâle délicatement ciselé

Corps menu

Désuet

Voix volubile d'un enfant

Mélange de présence – le flamboiement de la chevelure, les mains fortes et fermes – et d'absence – la silhouette menue, presque transparente, les yeux tournés aussi bien vers l'intérieur que vers l'extérieur.

Voix très particulière, décalée, vestige d'enfance, porteuse d'un immense besoin de questionner, de dire, de communiquer.

Partagée entre

Conscience suraigüe de sa valeur

Et doute paralysant

Tour à tour

Reine

Ou

Minuscule courtisane

Une langue bien pendue

Le goût des mots d'esprit et du paradoxe

Une sourde préoccupation

L'absence

Effusion, loquacité

Puis

Concision, ellipse, secret

Comment, dans l'acte d''écriture, saisir l'exact moment où la chenille se métamorphose, décide de s'envoler?

Emily a vécu tout à la fois les émerveillements, les emportements de la passion et ses dangers.

Elle en a touché les limites.

La passion renoncée, surmontée, est une mort par anticipation, qui donne un avant-goût d'éternité.

Tout lieu de rencontre interdit, Emily campe dans sa grotte cérébrale

En illumine les Couloirs et les Salles

Une reine veut naître, dans les tourments de l'incertitude

Elle a besoin pour cela d'être reconnue et sacrée par un être supérieur, un roi, qui se confond avec le personnage troublant du « maître »

« Lever les Vannes Pourpres »

Les barrières invisibles levées

Un immense flot de poèmes déferle pendant trois ans

Fluidité au-dedans, houle jamais interrompue

À l'extérieur, une immobilité s'installe

Les poèmes cessent d'interpeller le lecteur avec violence, exubérance, tristesse ou humour, ce sont des condensés de méditation, n'ayant qu'un rapport lointain avec le moi vibrant, explosif.

Le rapprochement entre deux êtres aussi dissemblables est paradoxal mais Emily était coutumière des paradoxes et elle en décelait un chez Otis Lord que d'autres ne percevaient peut-être pas. Elle use d'une expression étrange pour caractériser le juge, étrange parce que le mot « Calvaire », jadis employé par elle dans des situations douloureuses, revient à ce propos sous sa plume. « Calvaire et Mai se disputaient en lui », écrit-elle après la mort de Lord.

Toute le personne d'Otis Lord exprimait la solennité « si je n'avais pas aimé son visage, je l'aurais craint tant il avait de la hauteur ». Cela explique peut-être les nombreuses allusions d'Emily dans ses lettres à la culpabilité, la transgression, la punition, à moins qu'il ne faille y voir un rappel de précédents qu'ils étaient seuls à connaître. « Me punirez-vous ? « faillite involontaire », comment ce la pourrait-il être un crime ? » Mais il aimait le comique, le fun, en particulier dans le domaine du langage. Emily et lui partageaient le goût des jeux de mots, du rituel du secret, de l'ingéniosité des codes.

Il y avait pour Emily dans sa relation avec Lord non seulement une revanche sur ses anciennes frustrations, mais comme un retour à l'enfance et à la jeunesse heureuse, du temps où elle rivalisait de plaisanteries avec son frère Austin. Elle pouvait s'abandonner enfin, jeter les masques. Elle avait trouvé un esprit à sa mesure, puissant et incisif, d'une grande vigueur intellectuelle, comme tous ceux qui l'avaient précédemment attirée : Samuel Bowles, Charles Wadsworth et d'autres.

Dans ces lettres dont on peut s'émerveiller qu'elles aient partiellement échappé à la censure, le corps est plus présent que l'esprit ou l'esprit du moins n'est pas séparé du corps, de même que dans le Cantique des Cantiques. Le désir s'y exprime à visage ouvert : « Je m'éveille chaude du désir qu'avait presque comblé le sommeil », « Je vous désire – désire tendrement. L'Air est caressant comme l'Italie, mais lorsqu'il me touche, je le repousse avec un Soupir, parce que ce n'est pas vous. »

Si l'on veut saisir l'unité profonde de ces fragments épars, il faut les situer dans le contexte d'une aventure spirituelle unique en son genre, d'un corps à corps avec le néant, où la poésie devient une arme, un moyen de salut.

« Pour être hanté – nul besoin de Chambre - (…) Le Cerveau a des Couloirs – pires / Qu'un Lieu matériel - »

« Viens lentement – Eden !

Des lèvres encore novices – Chastes – hument tes jasmins -

Comme l'Abeille pâmée -

« A sa fleur parvenue tard, Bourdonne autour de son calice -

En recense les nectars -

Pénètre – et se perd dans les Délices. »

La faim. Existentielle.

« Cela eût affamé un Moucheron - / de vivre aussi menu que moi - »

Mais si la faim demeure un besoin charnel inassouvi, la soif peut conduire à un état de plénitude et même d'ivresse, en poésie par exemple.

Ainsi Emily vit-elle déchirée entre le besoin d'amour, le besoin d'autrui, le besoin de l'immortalité et la jouissance de ses pouvoirs de création, de la vie portée à un degré d'extase.

Impertinence vis à vis de tout ce qui est considéré comme trop sérieux, voire intouchable.

Incroyable excitabilité, capacité de s'enflammer à la moindre occasion, de s'enivrer au moindre motif de joie.

Joie mais en excès, excitation, exaltation et exultation, exacerbation, extase, exubérance, exagération, excentricité.

Elle se porte en tout aux extrêmes.

***

« Je Me cache dans ma fleur, / Pour, me fanant dans ton Urne, / T'inspirer à ton insu – un sentiment / De quasi- solitude. »

Plus secret encore que celle qui évite de se laisser voir est le sentiment qu'elle désire inspirer, tapie entre les pétales de la fleur, par sa fausse absence. Douce toile veloutée, vivante, respirante, mais pour peu de temps, insinue-t-elle, alors viens dès à présent m'y respirer.

La fleur avoue sans l'avouer son secret.

La poésie, une explosion volcanique « qui (me) laisse nue et calcinée »

Au bord de l'abîme, vivre par à-coups, brusques envols et non moins brusques coups de frein

« Cette sensation d'arrêt - en mon Ame »

Sensation physique, pareille à l'engourdissement de gens perdus dans la neige : « D'abord – un Frisson – puis la Torpeur – puis l'abandon. »

***

« Je vivais de terreur - / Pour ceux qui connaissent / Le stimulant que recèle / Le Danger - Toute autre impulsion / est molle – et sans vitalité - »

C'est la grande peur de l'inconscient, une peur née de la révélation, lors de rencontres bouleversantes, de zones troubles à l'arrière-plan d'une conscience toujours en éveil : un goût de la violence, une sexualité déviante, des tendances masochistes.

Besoin du « home » et de la présence rassurante des siens comme s'ils pouvaient la protéger d'elle-même.

Sa poésie est un processus de dévoilement à l'infini riche de tous les voiles soulevés.

La poésie d'Emily est un miroir qui se réfléchirait lui-même et reconnaîtrait sa nudité derrière les images sombres ou illuminées, gracieuses ou effrayantes, ou les deux à la fois, nuages qu'un rayon de soleil porte à l'incandescence ou qui soudain s'épaississent jusqu'à la noirceur.

L'absence est le moteur de la création. Elle irrigue et dévore, dévore et irrigue celle qui écrit non pour l'exorciser, mais pour la mettre à nu, à vif, la gratter, la creuser, la nettoyer sans cesse comme une plaie qu'on devine incurable.

« Un refus de m'avouer la blessure / Et tant elle s'élargit / Que toute ma Vie s'y engouffra / Autour, ce n'étaient que failles »

Les causes de la douleur sont tues. La blessure s'élargit aux dimensions de l'univers. Ce n'est pas seulement toute sa vie individuelle qui s'y « engouffre » mais celle du cosmos, comme si par l'absence, le manque impossible à combler, la transe de la douleur, la mort intérieure, la folie proche, elle se trouvait en prise directe sur le grand Vide.

« Je perçus des Funérailles, dans mon Cerveau, (…) je crus / Que le Sens faisait irruption - (…) Puis une planche dans la Raison, céda... »

*

Le temps élastique

Drôle – d'être un Siècle - / et de voir les Gens – passer - / Je – mourrais de cette Bizarrerie - / Il est vrai que je ne suis pas aussi posée – que Lui - »

« Si tu devais venir à l'Automne,

Je chasserais l'Eté,

Sans souci et sans merci, comme

De la cuisine une Mouche.

Si dans un an je pouvais te revoir,

Je roulerais les mois en boules -

Et les mettrais chacun dans son Tiroir,

De peur que leurs nombres se mêlent -

Si tu tardais quelque peu, des Siècles,

Je les compterais sur ma Main,

Les soustrayant, jusqu'à la chute de mes doigts

En terre de Van Diemen.

Si j'étais sûre, que cette vie passée -

La tienne et la mienne, soient -

Je la jetterais, comme une Peau de fruit,

Pour mordre dans l'Eternité -

Mais, incertaine que je suis de la durée

De ce présent, qui les sépare,

Il me harcèle, Maligne abeille -

Dont se dérobe – le dard. »

*

Le temps « arrêté »

Tantôt il se dilate à l'excès, tantôt il se contracte infiniment.

« Nous écoutions les Courses des secondes »

La mémoire, à travers des poèmes qui sont autant de dramatisations d'une situation aux aspects multiples et mêmes contradictoires, a permis à Emily de reconstruire le temps, de le vivre non comme le lieu de la fuite et de la perte, mais comme une préparation à l'éternité.

La poésie participe du double caractère, électrique et engourdissant, du froid. Elle transit en même temps qu'elle consume. Son pouvoir est avant tout un pouvoir de destruction.

Elle va jusqu'à priver le sujet de son sentiment d'exister, le faire en quelque sorte mourir à soi. Il n'est pas d'autre critère de la poésie pour Emily que de se laisser dépouiller de ce qui lui est naturellement cher : son identité.

Poésie, musique, froid, atonie, silence, mort ont un trait commun : la cessation du temps, la reddition de l'être individuel, la manifestation de l'absolu.

« Si je lis un livre (et) qu'il rende tout mon corps si froid qu'aucun feu ne pourra jamais me réchauffer, je sais que c’est de la poésie. Si j’ai la sensation physique qu’on m’a ôté le sommet du crâne, je sais que c’est de la poésie. »

Elle ajoute un peu perfidement : « Ce sont pour moi les seuls moyens de la reconnaître. En est-il d’autres ? " On ignore ce que l’homme de lettres lui a répondu. La question, comme toujours, était une définition déguisée, prouvant qu’elle avait longuement réfléchi sur ce point et conclu qu’il n’y avait pas de réponse possible.

Vers mes Livres – quel bonheur de me tourner –

A l’autre bout de Journées lasses –

Cela fait presque aimer l’Abstinence –

Et la Peine – s’oublie – dans la Louange –

Comme les Odeurs – confortent l’Hôte en Retard

Par la promesse de Banquets –

Les Epices – pimentent le temps jusqu’à

Ma petite Bibliothèque –

Dehors – ce peut bien être le Désert –

Les pas lointains d’Hommes perdus –

Mais la Fête ici – exclut la Nuit –

Et ce sont Cloches – au-dedans –

Je remercie ces Parents du Rayon –

Leur Physionomie pleine Peau

Inspire l’Amour – par Avance –

Et comble – dans la possession

Emily Dickinson, Une âme en incandescence (604)

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